Jeudi saint (17 04 14)
L’homélie n’est pas le lieu du dialogue si un seul parle. Et pourtant, comment l’entretien familier qu’est littéralement l’homélie, pourrait-il ne pas être un dialogue ? Le prédicateur devra mener sa réflexion comme un échange avec ceux auxquels il s’adresse pour que ceux-ci n’aient pas l’impression que leur tombent sur la tête et toutes faites des vérités à croire.
Saint Augustin posait de nombreuses questions pour que le style même de son propos soit celui de l’échange. J’aime à poser un problème, instruire une question, entraînant par là chacun dans la recherche d’une solution à laquelle j’espère pouvoir l’associer, puisque l’affaire a été en quelque sorte instruite. J’aime aussi reprendre des conversations qui se sont déroulées en un autre moment. Evidemment, si cela est interprété comme une manière d’affirmer mon point de vue avec la force de la chaire, c’est raté. Cela voudrait seulement être une poursuite de la recherche.
Alors, ce soir, je reviens sur un sujet déjà plusieurs fois évoqué. Je le fais en prenant un peu de recul par rapport à nos pratiques, me replongeant chez les Pères. Je le fais en prenant conscience qu’au cours de l’histoire, pour mieux honorer l’eucharistie, on l’a paradoxalement détournée de son sens et de son usage. Ainsi, notre Eglise a privé le peuple chrétien de la communion pendant des siècles ! Ainsi la consécration et l’adoration sont-elles devenues plus importantes que la communion, l’eucharistie plus importante que la Parole ou que la charité dans le service des pauvres.
Alors, je donne la parole, si je puis dire, comme pour manifester le dialogue, à deux Pères de l’Eglise. Et je n’en dirai pas plus. Il s’agit ici seulement de nous aider à nous recentrer sur le sens de ce que nous vivons en buvant à la source de la tradition.
Le premier extrait est d’Origène, mort vers 250. Le pain et le vin sont la parole pour qu’on puisse la manger et s’y désaltérer. Ils ne sont pas plus ou moins importants que la parole dans une opposition parole sacrement. C’est le même Seigneur qui se donne, ni plus ni moins, car imaginez-vous que le Seigneur puisse se donner plus ou moins ? Mais qu’est-ce alors que recevoir la parole comme pain ? C’est l’accueillir avec notre intelligence. Il n’y a pas d’un côté la réflexion sur la foi qui fait œuvre d’intelligence, paraît-il desséchante, et le cœur qui accueillerait dans l’amour le pain qui se donne. Il y a l’intelligence comme acte d’amour : l’amour ne serait pas amour s’il ne comprenait de qui il était aimé.
« Je veux vous mettre en garde par des exemples tirés du culte. Vous savez, vous qui avez coutume d’assister aux divins mystères, de quelle manière, après avoir reçu le corps du Seigneur, vous le gardez en toute précaution et vénération, de peur qu’il n’en tombe une parcelle, de peur qu’une part de l’offrande ne se perde. Vous vous croiriez coupables, et avec raison, si par votre négligence quelque chose s’en perdait. Que si, pour conserver son corps, vous prenez tant de précaution, et à juste titre, comment croire qu’il y ait un moindre sacrilège à négliger la parole de Dieu qu’à négliger son corps. On vous commande d’offrir les premiers fruits, c’est-à-dire les prémices. Offrir ce qui vient en premier, c’est nécessairement avoir le reste. Vois combien il nous faut abonder en or, combien en argent et en tout le reste qu’il nous est prescrit d’offrir, et pour que nous offrions au Seigneur et qu’il en subsiste pour nous. Avant tout, c’est ma raison qui doit être en bonne entente avec Dieu et lui offrir les prémices de son intelligence, afin qu’après avoir cette entente de Dieu, elle connaisse ensuite tout le reste. Que la parole fasse de même, de même aussi toutes les facultés qui sont en nous. »
Le deuxième texte est de Jean Chrysostome, vers 395. Il ne s’agit pas d’une relativisation du sacrement, mais plutôt, d’une dénonciation de notre hypocrisie. Vous conviendrez qu’on pourra y lire un beau commentaire de l’évangile de ce jour (Jn 13).
« Tu veux honorer le corps du Christ ? Ne le méprise pas quand il est nu. Ne l’honore pas ici, dans l’église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtement. Car celui qui a dit : Ceci est mon corps, et qui l’a réalisé en le disant, c’est lui qui a dit : Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger, et aussi : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. Ici le corps du Seigneur n’a pas besoin de vêtements, mais d’âmes pures : là-bas il a besoin de beaucoup de sollicitude. […]
Je ne dis pas cela pour vous empêcher de faire des donations religieuses, mais je soutiens qu’en même temps, et même auparavant, on doit faire l’aumône. Car Dieu accueille celle-là, bien plus que celle-ci. […]
Quel avantage y a-t-il à ce que la table du Christ soit chargée de vases d’or, tandis que lui-même meurt de faim ? Commence par rassasier l’affamé et, avec ce qui te restera, tu orneras son autel. Tu fais une coupe en or et tu ne donnes pas un verre d’eau fraîche ? Et à quoi bon revêtir la table du Christ de voiles d’or, si tu ne lui donnes pas la couverture qui lui est nécessaire ? Qu’y gagnes-tu ? Dis-moi donc : si tu vois le Christ manquer de la nourriture indispensable, et que tu l’abandonnes pour recouvrir l’autel d’un vêtement précieux, est-ce qu’il va t’en savoir gré ? Est-ce qu’il ne va pas plutôt s’en indigner ? […]
Par conséquent, lorsque tu ornes l’église, n’oublie pas ton frère en détresse, car ce temple-là a plus de valeur que l’autre. »