28OB Avoir la vie éternelle !

La demande de cet homme peut surprendre : « avoir en héritage la vie éternelle ! ». Mais si la formulation peut nous surprendre, l’intention n’est-elle pas en vérité la nôtre, au plus profond de nous-même ? Si le mot « éternité » nous laisse peut-être rêveur, le désir de vivre, de vivre vraiment, de vivre pleinement, de sentir profondément que nous ne passons pas à côté de la vie, n’est-il pas le désir de l’humain ? Ne pourrait-on pas dire que c’est même la « loi fondamental », l’appel profondément inscrit en nous, au coeur du vivant que nous sommes, en chacun de nous ? Dans le Deutéronome, n’y a-t-il pas ce moment où Dieu convoque son peuple pour lui demander « choisiras-tu la vie ? Choisiras-tu la mort ? »

Il me semble que lorsque nous laissons résonner cet appel à la vie véritable, à la vie bonne, alors des logiques apparaissent en nous.

1°) Une première logique n’est-elle pas celle que cet homme semble porter au fond de lui ? Tu veux vivre ? Alors il te faut travailler pour pouvoir gagner ta vie. Travaille pour bâtir ta maison et posséder les biens qui assureront aux tiens de quoi vivre. Il te faut travailler aussi pour pouvoir choisir ton métier futur, pour pouvoir te laisser le choix. Tu veux vivre ? Alors sache bien aussi qu’il te faudra respecter des règles de conduite, des lois sans lesquelles le vivre ensemble ne sera pas possible. Le décalogue : ne commets pas de meurtre, ne portes pas de faux témoignage, ne convoites pas le bien de ton prochain, ne commets pas de vol, ne mens pas, honore l’origine de la vie : en Dieu d’abord bien sûr, par le repos sabbatique, ce jour de louange et d’action de grâce, tu l’aimeras de tout ton coeur, de toutes tes forces, et puis ton père et ta mère que tu honoreras.

Cette première logique, face au désir de vivre n’est pas insensée. Elle produit même des fruits bien sûr. Nous avons un corps, il nous faut des biens pour vivre. Nous vivons en société, il nous faut des règles, des lois pour vivre. Cette logique a ses grandeurs : elle appelle en nous de la volonté, de la ténacité. Mais peut-être cette logique nous apporte-t-elle des choses à notre mesure. A la mesure des choses matérielles. Et si notre désir n’était pas enfermé dans cette mesure ? Si notre désir nous portait plus loin que cela ?

2°) Cette logique porte aussi en elle ses limites. Si les conditions pour vivre suscitent en nous la volonté, la vie elle-même relève-t-elle d’une logique d’appropriation ? Le bonheur d’une vie se goûte-t-il uniquement à grand coup de volontarisme ? Qui de nous ne sent-il pas aussi que la vie le traverse, incroyablement forte et fragile tout à la fois. Que nul ne s’est donné à lui-même la vie, qu’il l’a reçue et qu’elle relève donc d’un don. Qui de nous ne sent-il pas que tout l’univers des relations (fraternelles, parentales, conjugales, amicales, amoureuses) s’accueille tout autant qu’il se mérite ? Bref, que la vie est aussi immatérielle, peut-être même essentiellement immatérielle.

L’homme qui vient à la rencontre de Jésus est riche. Pas seulement de biens matériels. Il est riche de son obéissance à la loi. Et sans doute même de sa pratique religieuse scrupuleuse. Jésus, en bon pédagogue le renvoie d’abord à son univers mental : à celui du devoir, de la loi. Mais pour lui faire sentir qu’il n’est pas satisfait. « Tout cela, je l’ai observé ! » Il porte donc en lui un désir qui déborde « tout cela ». Il porte en lui un appel à la vie qui ne relève pas de la logique du faire, du devoir, de la possession. Jésus lui fait toucher du doigt ce plus grand que lui qui l’habite puisqu’il le désire, il lui fait entrevoir cette immensité qu’il pressent. Mais face à ce désir, notre homme se trouve démuni, sa logique ne fonctionne plus.

Le voilà au seuil de la foi véritable ! C’est un moment d’une grande intensité. Un moment qui questionne la vie elle-même. Un moment qui appelle un choix. Jésus le regarde et l’aime ! Il voit son aspiration, l’appel qui est en lui. Au fond, ce qui nous impressionne dans la vie des saints, c’est ce moment, ou plutôt le chemin qui va leur faire faire ce saut de la foi : entrer dans la confiance, dans l’abandon, la dépossession. Nous pensons à tant de figures : François d’Assise, Ignace de Loyola, Charles de Foucauld…

Il me semble que cette rencontre aujourd’hui – en son échec d’ailleurs – nous parle. Beaucoup d’entre nous, dans la pratique religieuse demeurent essentiellement dans la vie morale, dans le devoir être, dans le faire. Sans doute l’intensité du désir qui nous habite nous fait-elle peur. Ce désir appelle un tel changement de regard, un tel renouvellement de nous-mêmes, un horizon qui n’est plus à notre mesure.

Les disciples eux-mêmes sont décontenancés. Jésus, tout à la fois, les place devant la radicalité du choix et les rassure en leur disant que rien n’est impossible à Dieu. Je pense, en cet instant, à la formule de Saint Augustin « Tu nous as fait pour Toi Seigneur, et notre coeur est sans repos tant qu’il ne demeure en Toi. » Nous sommes faits pour l’immensité de cet amour.

Je voudrais simplement terminer avec l’exclamation de Pierre : « voici que nous avons tout quitté pour te suivre ». Ne trouvez-vous pas que c’est parfois a posteriori, après coup, que nous réalisons à quel point la suite du Christ, notre amour pour lui, nous a entraîné bien plus loin que nous ne l’aurions soupçonné. Comme il est vrai d’ailleurs de tout amour. C’est la vie elle-même qui nous enseigne cet art d’aller au-delà de nous-mêmes, de nos calculs, de nos projets par les appels qu’elle nous lance. Dieu nous parle aussi ainsi. Il nous apprend la dépossession de nous-même et la confiance, ainsi.